LES HORLOGES SYMPATHIQUES : L’ORGANISATION SOCIALE AU RYTHME DE LA SYNTONISATION.

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Prévalant de la dynamique quantique aux mouvements cellulaires, organiques et écologiques,
la syntonisation constitue l'une des principales forces organisatrices du monde observable.

Maxime Sainte-Marie

Université du Québec à Montréal.

Introduction


Depuis leurs premiers balbutiements jusqu'aux développements les plus récents, les sciences cognitives semblent laisser pour compte la dimension sociale à l'œuvre dans les divers processus d'acquisition de connaissances. Certes, mention peut occasionnellement être faite d'aspects historiques et interactifs dans l'explication de l'adaptation cognitive des organismes à leur environnement, mais l'analyse porte toujours en ultime instance sur le traitement mental individuel, réduisant l’acclimatation écologique d'un organisme à une série exclusive de processus neurophysiologiques se déroulant isolément dans la tête des individus (Alterman et Garland, 2000: 651). Or, en raison des problèmes et des questionnements suscités par une telle simplification, une importance de plus en plus grande est conférée depuis le milieu des années 80 au contexte social dans lequel évoluent les organismes. Cette nouvelle approche, dont l’émergence est parallèle et apparentée à la promotion des conceptions « situées », « naturelles » ou « sauvages » de la cognition, repose essentiellement sur l'idée que les systèmes cognitifs agissent au sein d'environnements sociaux spécifiques, qui à la fois contraignent et stimulent leur comportement.


Dans le cadre de ce « virage social » des sciences cognitives, une importance toute nouvelle se voit conférée à la dimension rythmique de la cognition : de la même manière que toute forme d'organisation, du quantique au cosmique, procède fondamentalement et nécessairement d’un processus d’ajustement rythmique, toute action cognitive s’inscrit, voire même émerge, d'un processus social de coordination, basé sur la nécessité pour un organisme d'ajuster ses activités à celles des autres – que ce soit dans un contexte de compétition, par exemple lors de joutes ,sportives, ou de collaboration, comme dans le cadre d'une simple poignée de main ou de l'interprétation d'un quatuor à cordes.

À l’instar des activités cognitives en général, de telles formes de coordination sont traditionnellement expliquées en termes représentationnels: selon ce modèle, un organisme participant à une activité collective doit d’abord percevoir les actions d'autrui, se les représenter mentalement, anticiper leur dynamique future de manière à pouvoir agir conformément (Dijskterhuis et Bargh, 2001: 8). Un tel modèle cognitif, bien que viable en théorie ou sur papier, s’avère toutefois intenable en contexte écologique et pratique : les opérations décrites par ce modèle demandent aux agents beaucoup trop de temps et d’énergie pour pouvoir effectivement correspondre aux mécanismes cognitifs impliqués dans l’action coordonnée (Marsh, Richardson, Baron et Schmidt, 2006).

Beaucoup plus économique en revanche est l'approche dynamique des rapports sociaux. Cette méthode d’analyse particulière consiste à décrire et expliquer les processus d’interaction et d’organisation sociales à partir des principes, concepts et méthodes propres à la théorie des systèmes dynamiques ou dissipatifs (Kelso, 1995; Kugler et Turvey, 1987). Parmi l’ensemble des facteurs d’organisation recensés par cette théorie, par exemple la sensibilité aux conditions initiales, les transitions de phase, les bifurcations, l'hystérèse et les équations non-linéaires, un phénomène singulier semble d'une pertinence toute particulière pour l'étude de l'organisation « coordinative » : la syntonisation ou « sympathie des horloges », ainsi que l'a appelé celui qui en a vanté pour la première fois les mérites scientifiques, Christian Huygens. C'est à l'étude de ce processus dynamique et de ses manifestations sociales qu'est consacré le présent texte.

Huygens, l’oscillation et la « sympathie des horloges »

Prévalant de la dynamique quantique aux mouvements cellulaires, organiques et écologiques, la syntonisation constitue l'une des principales forces organisatrices du monde observable: tout ce qui nous entoure et possède sa dynamique propre participe à un vaste jeu d'ajustement fréquentiel, mû par la dissipation énergétique et l'auto-organisation.


« Ce phénomène consiste en ce que la fréquence de l'oscillation « libre » du système est
« entraînée » par la fréquence extérieure; tout se passe comme si le système avait perdu son individualité et obéit maintenant à la force extérieure; toutefois si l'écart entre les deux fréquences dépasse une certaine limite, la « fusion » des deux fréquences: propre (ou « autopériodique ») et forcée (ou « hétéropériodique) disparaît et chacun de ces deux fréquences reprend son existence et l'on observe les battements de deux fréquences comme cela arrive dans le cas des systèmes linéaires » (Minorski, 1967: 59).


La syntonisation a été observée pour la première fois par le polymathe et polytechnicien hollandais Christian Huygens alors qu'il travaillait sur les horloges à pendule inventées en vue de résoudre le problème épineux de la détermination de la longitude en mer. La découverte de ce 
phénomène physique particulier est relatée dans une lettre du savant adressée à son père Constantijn et datée du 26 février 1665 :


« Ayant été obligé de garder la chambre pendant quelques jours, et même occupé à faire des observations sur mes deux horloges de la nouvelle fabrique, j’en ai remarqué un effet admirable, et auquel personne n’aurait jamais pu penser. C’est que ces deux horloges étant suspendues l’une à côté de l’autre, à la distance d’un ou deux pieds, gardent entre elles une justesse si exacte, que les deux pendules battent toujours ensemble, sans jamais varier. Ce qu’ayant fort admiré quelque temps; j’ai enfin trouvé que cela arrivait par une espèce de sympathie: en sorte que faisant battre les pendules par des coups entremêlés, j’ai trouvé que dans une demi-heure de temps, elles se remettaient toujours à la consonance, et la gardaient par après constamment, aussi longtemps que je les laissais aller » (Huygens, 1893: p. 244).


Stupéfié, Huygens entreprend dans les jours suivant cette découverte une série d’expériences visant à expliquer ce phénomène sympathique. Huygens suppose d’abord que l’interaction cadencée des horloges résulte du mouvement de l’air occasionné par l’oscillation des pendules, puisqu’aucune synchronisation ne se produit lorsque la distance entre les deux horloges dépasse six pieds. Cette hypothèse est toutefois rapidement abandonnée, puisque l'entraînement se produit même lorsqu’une planche de bois est placée entre les deux horloges de manière à empêcher les courants d’air. Supposant alors que la sympathie des horloges est produite par la vibration de leur support commun, Huygens suspend chaque horloge à une planche, puis repose les extrémités de chacune des deux planches sur le dossier de deux chaises se faisant dos à quelques pieds de distance. À première vue, rien ne change: les deux horloges demeurent en parfaite synchronie, l’une faisant tic lorsque l’autre fait tac. En décalant volontairement le balancement de l’un des deux pendules, Huygens s’aperçoit que les chaises supportant les deux planches sur lesquelles sont suspendues chacune des horloges se mettent étonnamment à se balancer sous la force oscillatoire des pendules désynchronisés, cette vibration subite ne cessant que lorsque les deux pendules retrouvent leur cadence. Comme le rapporte Huygens à Sir Robert Moray, membre émérite de la Royal Society : « étant venu à la dite consonance les chaises ne se meuvent plus mais empêchent seulement les horloges de s’écarter parce qu’aussitôt qu’ils tâchent à le faire, ce petit mouvement les remet comme auparavant» (Huygens, 1893: 256).


À la suite des expériences de Huygens, le phénomène de la «sympathie des horloges» tombe pour ainsi dire dans l’oubli, et pour cause : «rien dans la description mathématique du pendule dont on disposait à l’époque ne permettait d’expliquer cette mystérieuse propagation d’un ordre d’une pendule à l’autre » (Gleick, 1991: 367). En fait, la «consonance» observée par Huygens constitue un phénomène d’entraînement ou de verrouillage de fréquence caractéristique d'oscillateurs dits « autonomes » ou « auto-entretenus », lesquels s’avèrent non seulement inconnus de la science de l'époque, mais également indescriptibles par les mathématiques linéaires utilisés alors.


L’étude physique de l'oscillation n'émerge véritablement qu'au début du 20e siècle: puis a été introduit en physique pour désigner un type particulier de système dynamique, dissipant son énergie par fonctionnement rythmique.


C'est à la suite de l'invention de la lampe triode par Lee Forrest en 1906 que l’auto-oscillation fait son entrée sur la scène scientifique. Cette lampe, tout premier dispositif électronique d’amplification de l’histoire, avait pour caractéristique principale de produire des oscillations stables et auto-entretenues d’amplitude constante, indescriptibles au moyen d’équations différentielles linéaires. En 1926, Balthazar van der Pol réussit à trouver l'équation non-linéaire décrivant le comportement de la lampe triode et parvient même à représenter graphiquement sa trajectoire close dans un espace de phases. Cette association entre la technologie électronique et la théorie mathématique s’avère extrêmement fructueuse: à Moscou et Gorki sont créées des écoles de recherche spécifiquement consacrées aux oscillateurs auto-entretenus; l’un des principaux résultats de ces années de recherche, le livre Theory of Oscillations d’Andronov, Vitt et Khaikin, constitue le livre fondateur de l’étude des systèmes auto-oscillants et de leurs applications en physique et en électronique.


À la différence des pendules et autres oscillateurs classiques, lesquels dissipent leur énergie par fonctionnement rythmique jusqu’à l’amortissement complet de leur mouvement oscillatoire, les auto-oscillateurs constituent de véritables organisations actives, maintenant leur dynamique rythmique par exploitation et réorganisation énergétiques incessantes de leur environnement immédiat.


De tels systèmes tendent toujours vers des rapports dynamiques à rendement énergétique maximal, optimisant la captation de l'énergie de l'environnement et minimisant les pertes énergétiques. De tels systèmes sont également très robustes et « capables de résister à un grand nombre de désordres » (Morin, 1977: 54): advenant une perturbation du système, celui-ci tend à retrouver son équilibre dynamique. En somme, pour de tels systèmes, « tous les chemins mènent à Rome »: peu importe les conditions initiales et les perturbations éventuelles, les différentes trajectoires de fonctionnement du système convergent toutes vers un même patron dynamique énergétiquement balancé ou équilibré, à la manière d’une horloge à pendule.


Par définition, un attracteur possède une importante propriété : la stabilité – dans un système réel, soumis à des chocs et des vibrations, le mouvement tend à retourner vers l’attracteur (…). Un choc peut faire dévier un bref instant la trajectoire, mais les mouvements transitoires résultants disparaissent. Même si le chat cogne la pendule, elle ne bat pas soixante-deux secondes à la minute (Gleick, 1991 : 180).

 
 
Cet exemple de l'horloge à pendule est fort évocateur, dans la perspective où l'invention de Huygens constitue à la fois le premier système auto-oscillant de facture humaine et le principal modèle d’étude de ces systèmes. Comme pour tout autre auto-oscillateur, l’horloge à pendule comporte trois éléments fondamentaux et nécessaires: un oscillateur classique (le pendule), une source d’énergie ainsi qu’un lien entre l’oscillateur et la source d’énergie (Butenin, 2001). Dans le cas de l’horloge, la danse chronométrique des aiguilles est respectivement assurée par le pendule, un poids ou un ressort ainsi qu’un mécanisme d’échappement, généralement composé d’une roue dentelée dont le va-et-vient rotatif alimenté par poids ou ressorts est régulé par le balancement «pendulairement» entretenu d’une petite fourchette appelée «foliot» ou «ancre».

Ici comme pour toute autre forme d’auto-oscillation, chacun des éléments du système alimente et contraint le fonctionnement des autres éléments: en transférant l'énergie fournie par la source (poids ou ressort), le mécanisme régulateur (ancre et foliot) contrôle le mouvement de l'oscillateur (pendule), dont le balancement contrôle en retour le fonctionnement du mécanisme régulateur. À la lumière de ces rapports régulateurs, la dynamique d'un système auto-oscillant résulte donc de son architecture même, de la seule organisation de ses éléments: les spécifications du système et de ses éléments déterminent quelle quantité d’énergie potentielle est transférée au mécanisme oscillatoire et à quel moment cette transformation rythmique de l’énergie a lieu
(Butenin, 2001).

Compte tenu de la robustesse et de la résilience rythmiques de ces systèmes auto-oscillants, le phénomène de « sympathie des horloges » observé par Huygens peut certes paraître contradictoire : à la fois robuste et flexible, un système auto-oscillant est tout autant capable de maintenir constante son activité rythmique interne que de s’ajuster à celle de son environnement.

Cette double capacité rythmique n’a toutefois rien d’antinomique, puisqu’elle résulte de la nature dissipative de tels systèmes : en-deçà d’un certain seuil fréquentiel, il est énergétiquement plus avantageux pour un système auto-oscillant d’ajuster sa fréquence interne à la fréquence extérieure par accélération ou retard de phase que de résister au rythme ambiant en maintenant sa propre fréquence.

Advenant certaines conditions topologiques et rythmiques, un tel phénomène d’harmonisation fréquentielle peut s’étendre à plusieurs systèmes auto-oscillants, créant alors une sorte de super-système auto-oscillant à fréquence unique, plus stable et robuste que l’ensemble de ses auto-oscillateurs constituants considérés isolément. Un tel super-système oscillant, résultant du couplage fréquentiel de sous-systèmes oscillants autonomes, représente ainsi une véritable forteresse énergétique, maximisant la force de travail de ses systèmes constituants et minimisant l'impact des perturbations extérieures. En somme, des auto-oscillateurs ainsi couplés rythmiquement « disposent d'une force de cohésion, de stabilité, de résistance qui les privilégient dans un univers d'interactions fugitives, répulsives ou destructives; ils bénéficient, en somme, d'un principe de sélection physique » (Morin, 1977: 54).

Cette « entraînabilité » à la fois fondamentale et extraordinaire des systèmes oscillants autonomes étudiés par Andronov intéresse très rapidement la communauté scientifique. Dans le dernier chapitre de la seconde édition du célébrissime Cybernetics, ouvrage fondateur de la discipline éponyme, Norbert Wiener aborde le phénomène particulier de l' « attraction fréquentielle » (frequency pulling), par lequel des systèmes oscillants parviennent à ajuster leur fréquence à la dynamique ambiante (Wiener, 1961: xii, 199). Pour l’auteur, ce phénomène d'attraction fréquentielle comme un processus d'auto-organisation tout aussi fondamental que sous-estimé : abordant l’étude des oscillations cérébrales, Wiener émet l'hypothèse que le système nerveux fonctionne par entraînement fréquentiel, divers neurones ajustant la fréquence de leur activité électrique à celle du groupe, à la manière d'un réseau de générateurs connectés en parallèle.

« In such a system, a generator which is tending to run too fast and thus to have too high a frequency takes a part of the load which is greater than its normal share, whereas a generator which is running too slow takes a less than normal part of the load. The result is that there is an attraction between the frequencies of the generators. The total generating system acts as if it possessed a virtual governor, more accurate than the governors of the individual governors and constituted by the set of these governors with the mutual electrical interaction of the generators » (Wiener, 1961: 201).

Citant quelques exemples analogues, Wiener invite la communauté scientifique à s'intéresser davantage à l'attraction fréquentielle ainsi qu'aux phénomènes d'organisation et d'autorégulation qui en découlent. Répondant à son appel, Arthur Winfree, lors d'une série d'expériences portant sur des systèmes oscillants, découvre qu'une telle attraction fréquentielle ne se produit qu'à partir d'un certain degré d'homogénéité rythmique, rapprochant ainsi la synchronisation des phénomènes de transition de phase: à l'instar du passage d'un corps de l'état liquide à l'état solide, la syntonisation ne s'effectue pas graduellement, mais de manière spontanée et continue.

« When the temperature is just 1 degree above the freezing point, water molecules roam freely, colliding and tumbling over one another. At that temperature, water is a liquid. But now cool it ever so slightly below the freezing point and suddenly, as if by magic, a new form of matter is born. Trillions of molecules spontaneously snap into formation, creating a rigid lattice, the solid crystal we call ice. Similarly, sync occurs abruptly, not gradually, as the width of the frequency distribution is lowered through the critical value. In this analogy, the width of the distribution is akin to temperature, and the oscillators are like water molecules. The main difference is that when the oscillators freeze into sync, they line up in time, not space » (Strogatz, 2003: 54).
 
 Cette cristallisation fréquentielle soudaine, appelée « transition de Kuramoto » constitue une découverte physique fondamentale, aux résonances transdisciplinaires tout aussi vives que précoces. Plus qu'une simple anecdote d'horlogerie, la découverte de Huygens envahit rapidement la sphère vitale, la biologie étendant rapidement les tenants et aboutissants énergétiques propres au pouvoir d'entraînement des systèmes auto-oscillants à la dynamique phylogénétique de la matière vivante.

La syntonisation vitale

L’étude de la dynamique biologique à l’œuvre dans l’environnement fait partie du quotidien de l’homme depuis plusieurs millénaires. Dès le paléolithique, les hommes de Néanderthal et de Cro-Magnon avaient acquis une connaissance sommaire des divers phénomènes rythmiques à l’œuvre dans leur milieu, notamment en ce qui a trait à la migration du gibier, le frai des saumons ainsi que le mûrissement des fruits, baies et herbes. À l'époque néolithique, le développement de l’agriculture et de l’élevage permet à l'humain de s’initier aux différents rythmes des espèces cultivables ainsi qu’au cycle reproducteur des bêtes de somme (Robert, 2002 : 129).

L’un des témoignages les plus précoces de cette connaissance préscientifique nous est fourni par les hiéroglyphes égyptiens :

« Sur l’une des parois de la tombe de Toutankhamon, pharaon de la XVIIIe dynastie (…), vingt-quatre babouins sont représentés, qui figurent la ronde des heures. Les anciens égyptiens avaient en effet remarqué que cet animal avait la particularité d’uriner toutes les heures. Ils prirent donc sa vessie pour une pendule » (Klein, 2003 : 22-23).

La connaissance antique en la matière est d’ailleurs fort surprenante. En Grèce, Aristote et les premiers naturalistes soulignent la récurrence rythmique de nombreux phénomènes fondamentaux, par exemple la reproduction, la floraison, l’hibernation et la migration. Selon Théophraste, Androsthène, scribe d’Alexandre le Grand, aurait remarqué sur l’île de Tylos, près de Bahreïn, que les feuilles de certaines plantes occupent des positions différentes la nuit et le jour. La médecine de l’époque reconnaît également l’existence de nombreuses maladies périodiques, notamment les fièvres tierce et quarte ainsi que la périodicité des crises d’épilepsie
(Boissin et Canguilhem, 2003 : 14, 17; Strogatz, 2003 : 103).

Suivant l'accumulation d'observations rythmiques analogues au fil des siècles, Gustav Theodor Fechner introduit, dans ses Elemente der Psychophysik (1860), la figure de l’onde (das Wellenschema) comme mode de représentation de la dynamique énergétique du vivant.
 
L'émergence et le développement de la chronobiologie un siècle plus tard permettent de constater que « la rythmicité constitue, au même titre que la transformation d’énergie ou la faculté de se reproduire, l’une des propriétés fondamentales de la matière vivante » (Boissin et Canguilhem, 2003 : 23).

« Avant que la vie n’apparaisse sur la terre - il y a entre deux et quatre milliards d’années -, l’alternance du jour et de la nuit due à la rotation de notre minuscule planète autour du soleil, fut l’un des nombreux cycles constitutifs de l’environnement dans lequel la vie se développa. Les flux et reflux des marées, l’alternance des saisons en fonction de l’orbite que décrit la terre autour du soleil (...) constituèrent autant de changements de rythmes de l’environnement auxquels les premières formes de vie s’adaptèrent, et qu’elles finirent aussi par intérioriser. En fonction de ces données, aucune forme de vie n’évolua ou ne put évoluer dans un monde atemporel et sans rythmes. Au contraire, ces rythmes d’alternance du jour et de la nuit, de la chaleur et du froid, de l’humidité et de la sécheresse marquèrent les premières formes de vie de propriétés primordiales qui constituèrent la base de développement des formes de vie ultérieures » (Hall, 1984 : 28).

Considérée sous cette perspective particulière, l'évolution peut être vue comme un vaste processus de syntonisation phylogénétique: dans le but de répondre aux besoins énergétiques des organismes vivants, l'évolution a oeuvré, par le biais de la sélectivité et de la transmissibilité, de manière à ajuster la dynamique biologique aux rythmes énergétiques de la Terre, marqués par les mouvements quotidiens et annuels du soleil ainsi qu'à ses nombreuses conséquences « écoénergétiques ». Une telle syntonisation s'est essentiellement réalisée par le développement d'une dynamique métabolique reproduisant approximativement le cycle photique nycthéméral et annuel de l'environnement, référant respectivement aux organisations circadienne et circannuelle, ainsi que d'un mécanisme complexe de photogérulation permettant l'entraînement des rythmes circadiens et circannuels au cycle photique. La matière vivante devient ainsi au fil des générations et des sophistications spécifiques héréditairement transmises une gigantesque machinerie oscillatoire dont les rouages organiques « sympathisent » à la manière des hologes de Huygens.

La syntonisation comportementale

À la suite de la biologie proprement dite, de nombreuses études effectuées en biomécanique et en psychologie ont permis de souligner la nature fondamentalement oscillatoire du comportement, par exemple au niveau des patrons moteurs tels que la marche, la respiration, des mouvements posturaux imperceptibles, des battements du coeur et du mouvement des bras le long du corps en situation de marche (Ariaratnam et Strogatz, 2001; Haken, Kelso et Bunz, 1985; Kelso, 1995; Kugler et Turvey, 1987; Mirollo et Strogatz, 1990; Rosen, 1991; Schmidt et Turvey,1994; Strogatz et Stewart, 1993; Turvey, 1990; von Holst, 1973;Winfree, 1967; Yeung et Strogatz, 1999). En particulier, les études menées par Erich von Holst sur la coordination absolue ou relative des mouvements natatoires des poissons se démarquent tant par leur ancienneté que leur importance.

« Chaque nageoire a en elle-même tendance à vouloir conserver son propre rythme moteur – c’est la tendance à la persistance au sens où l’entend Erich von Holst. L’action du rythme dominant consiste à « essayer » d’imposer sa propre fréquence au rythme dépendant. Mais la force de cette influence varie – et c’est là un point très important – périodiquement avec les écarts de phase qui existent chaque fois entre les deux rythmes. Si le rythme dépendant a une phase plus rapide que le rythme dominant, il est ralenti par ce dernier, s’il est en retard sur le rythme dominant, celui-ci contribue à l’accélérer. (…) Plus les sommets du rythme dominant et du rythme dépendant sont proches, plus ce dernier est accéléré par le précédent, autant le sommet du rythme dominant est avancé, ou ralenti, autant il prend lui-même d’avance sur le rythme dominant » (Lorenz, 1997 : 176). Von Holst, apparente ce phénomène d’ajustement moteur à l’attraction exercée sur un corps métallique par un aimant : « dès lors qu’une certaine proximité est atteinte, le rythme indépendant se rapproche d’un bond du rythme dominant, exactement comme dans le cas d’une attraction magnétique » (Lorenz, 1997 : 176). Plus qu’un phénomène accessoire, cet « effet magnétique » constitue un processus fondamental de régulation motrice à l’œuvre dans le comportement animal.

« Les effets d’influence réciproque que deux rythmes producteurs d’excitation exercent l’un sur l’autre tendent à l’établissement d’un rapport de phase, d’une harmonie s’exprimant dans toute la mesure du possible par un nombre entier (effet magnétique).

Cette influence est d’autant plus forte que les sommets des courbes de deux rythmes sont plus proches. Si cela se produit, comme c’est souvent le cas lorsque le rapport entre les fréquences est très proche d’un nombre entier, l’effet magnétique peut maintenir constamment les deux rythmes en cadence » (Lorenz, 1997 : 141).

Des phénomènes de syntonisation similaires ont été observés par des disciples de Pavlov : en 1912, Frokritova observe en 1912 qu'« en alimentant un chien toutes les 30 mn, celui-ci ne se met à saliver que vers la fin de l’intervalle de 30 mn. Si on interrompt le renforcement par la nourriture, le phénomène continue encore pendant quelques cycles » (Fraisse, 1974 : 18).
 
Ces diverses observations, tout en semblant conférer à la syntonisation un rôle fondamental dans l’adaptation des animaux à leur environnement, ont également tôt fait d’inciter la communauté scientifique à rechercher des phénomènes similaires à la source même du comportement, soit dans le fonctionnement même du système nerveux. Ainsi, Fischer, Livanof et Popov constatent « que les modifications synchrones de l’électroencéphalogramme provoquées par l’illumination rythmique de l’œil du lapin peuvent continuer un certain temps après la cessation des stimulations » (Popov, 1948 : 10). Fort de ces résultats ainsi que de ceux d’expériences électrochimiques similaires basées sur l’alimentation rythmique de pigeons, Popov conclut que les conduites temporelles des organismes vivants reposent sur l’aptitude du système nerveux à la « cyclochronie », soit à la reproduction des excitations sensorielles « dans l’ordre temporel même où ces excitations ont été provoquées auparavant par les stimulations correspondantes » (Popov,1948: 17).

Ces différentes expérimentations semblent conférer un tout nouveau sens au concept d’horloge biologique, celui-ci ne référant non plus seulement à la simple régulation métabolique, mais à l’organisation même du comportement. De nombreux phénomènes d’horlogerie comportementale observés dans le monde animal appuient cette hypothèse. « On constate, en particulier chez les insectes, des activités qui se reproduisent toujours à la même heure et qui sont entièrement le fruit d’une expérience acquise. Si les abeilles trouvent à la même place et à la même heure de la nourriture pendant plusieurs jours de suite, elles se présentent par la suite tous les jours à cette même heure; ce mouvement continue pendant plusieurs jours après que l’on ait supprimé la nourriture. Le dressage peut être fait simultanément à plusieurs heures de la journée; il peut même réussir si on
place de la nourriture à deux places différentes à quelques heures d’intervalle. On a constaté les mêmes faits chez les fourmis et les termites. Ce sens de l’heure se retrouve dans d’autres espèces. Des poissons se rendent tous les jours au même lieu à l’heure où on les nourrit et des oiseaux manifestent une recrudescence d’activité peu avant l’heure de leur repas » (Fraisse, 1957 : 23).

Pareilles découvertes semblent également s'accorder avec l'hypothèse du fonctionnement oscillatoire du système nerveux: selon celle-ci, le cerveau constituerait une sorte de gigantesque banque d’oscillateurs, de « chronomètres ou de compteurs d’impulsions (…) spécifiquement dévolus à la mesure du temps » (Macar, 1980 : 228-229), se développant au fil de l’expérience, de l’apprentissage et de son utilisation. Ainsi, à la manière de Gustav Fechner voyant dans le Wellenschema le modèle de la régulation énergétique du vivant, « toute régulation ou estimation temporelle pourrait se ramener au schéma d’une onde » (Richelle et Lejeune, 1979 : 114).
Phylogénie et ontogénie s'associent ainsi pour faire de la syntonisation un acteur de premier plan dans la régulation énergétique et dynamique de la vie: alors que l’évolution a entraîné la syntonisation métabolique des espèces à la dynamique énergétique de leur environnement photique et terrestre, l’apprentissage permet pour sa part aux organismes de syntoniser leur activité sensori-motrice à la dynamique ambiante en utilisant le « pouvoir sympathique » de leur propre horloge corporelle, à la manière des chronomètres de Huygens.

Par-delà la physique des vibrations, la syntonisation joue ainsi un rôle majeur au niveau de l’adaptation écologique des organismes, que ce soit au niveau biologique, neurologique, éthologique ou cognitif. Or, dans la perspective où la « danse des horloges » observée par Huygens est un jeu qui se joue à plusieurs, force est de supposer que cet entraînement rythmique prévaut également au niveau de l’émergence et du développement des organisations sociales, intermédiaires obligés entre les organismes et leur environnement. 
 
La syntonisation sociale

Appliqué aux sociétés, le processus de syntonisation exprime une dynamique auto- organisationnelle dépassant la simple somme des individus y prenant part. Ici comme ailleurs, l'organisation d'un super-système oscillant résulte d'un phénomène d'attraction fréquentielle, par lequel différents systèmes oscillants coordonnent leurs activités de manière à former un collectif rythmique, un « coordinatif » dont le fonctionnement cyclique d’ensemble est bénéfique au budget énergétique de chacun de ses membres.

« In the language of dynamics theory, the cyclic pattern is a type of attractor. Each person in the group, of course, is moving toward the same attractor. While the performing group is involved in this periodic rhythm, the collective system’s historical “depth” is quite shallow. Individuals are no longer taking irreversible trajectories through their individual state spaces but are involved in a collective effort that converges on an attractor in the collective state space » (Benzon, 2001: 128).

De tels phénomènes de syntonisation sociale s'observe dans de nombreuses formes de regroupement cospécifique : « les oiseaux, les poissons, les dauphins ou d’autres animaux se déplacent parfois en bancs ou en groupes – chaque individu maintenant plus ou moins la même position par rapport à ses voisins » (McNeill, 2005 : 26). Toutefois, les cas les plus connus et étudiés de harmonisation rythmique demeurent sans contredit ceux observés au niveau de groupes de lucioles.

Pendant plus de 300 ans, de nombreux voyageurs occidentaux en Asie du Sud-Est rapportent avoir assisté à des phénomènes lumineux phosphorescents extraordinaires, impliquant des myriades de lucioles clignotant à l'unisson. L’un des premiers témoignages apparaît dans le journal de bord de l’expédition de Sir Francis Drake en 1577, tel que relaté dans les Principales navigations et les principaux voyages et trafics de la nation anglaise de l’écrivain Richard Hakluyt.

« Our General (…) sayled to a certain little Island to the Southwards of Celebes (…) thoroughly growen with wood of a large and high growth (…). Among these trees night by night, through the whole land, did shew themselves an infinite swarme of fiery wormesflying in the ayre, whose bodies being no bigger than our common English flies,
make such a shew of light, as if every twigge or tree had been a burning candle » (Hakluyt, 1926: 151)
Le même phénomène est décrit avec plus grand détail par le physicien allemand Engelbert Kaempfer, suite à une expédition de la Compagnie néerlandaise des Indes Orientales le long de la rivière Meinam.
 
 
« The Glowworms (...) represent another shew, which settle on some Trees, like a fiery could, with this surprising circumstance, that a whole swarm of these insects, having taken possession of one Tree, and spread themselves over its branches, sometimes hide their Light all at once, and a moment after make it appear again with the utmost regularity and exactness, as if they were in perpetual Systole and Diastole » (Kaempfer, 1906: 78-79). Beaucoup plus tard, Joy Adamson relate dans son livre Living Free un phénomène similaire sur le continent africain.

« A great belt of light, some ten feet wide, formed by thousands upon thousands of fireflies whose green phosphorescence bridges the shoulder-high grass (…). The fluorescent band composed of these tiny organisms lights up and goes out with a precision that is perfectly synchronized, and one is left wondering what means of communication they possess which enables them to coordinate their shining as though controlled by a mechanical device » (Adamson, 1961: 29).

Puis, en 1992, la communauté scientifique fait la découverte de la première manifestation de clignotement synchronisé de lucioles dans l’hémisphère occidental, près de Elkmont dans le Tennessee (Strogatz, 2003 : 11).

L’engouement scientifique suscité par ce phénomène inusité est palpable : entre 1915 et 1935 seulement, plus d’une vingtaine d’articles sont publiés à ce sujet dans la revue Science. Les  recherches les plus influentes en la matière demeurent toutefois celles menées par les biologistes John et Elisabeth Buck au milieu des années 60. Lors d’un voyage en Thaïlande, lui et sa femme capturent quelques spécimens de Pteroptyx malaccae afin de les observer dans leur chambre d’hôtel.

S’installant graduellement sur le plafond et les murs de la chambre à une dizaine de centimètres les unes des autres, les lucioles clignotent d’abord isolément, selon un rythme propre à chaque individu; puis, des premiers duos et des trios de clignotements synchrones se forment assez rapidement, le nombre de lucioles synchronisées augmentant progressivement jusqu’à ce qu’une douzaine d’entre elles clignotent en parfaite cadence (Buck et Buck, 1968).

Pour John et Elisabeth Buck, pareil phénomène de syntonisation s'explique par le fait que les lucioles ajustent leurs phases de clignotement en fonction du rythme de scintillement de leurs voisins immédiats. Pour tester cette hypothèse, Buck et ses collègues mènent différentes expériences de laboratoire consistant à mesurer le temps de réponse d’une luciole aux clignotements rythmiques d’une lumière artificielle. Buck découvre alors qu’une luciole parvient à modifier le temps d’occurrence de ses clignotements subséquents de manière consistante et prévisible en fonction du moment précis d'illumination de la lumière artificielle dans son propre cycle de clignotement : alors que certaines espèces particulières de lucioles se syntonisent à la lumière artificielle par accélération de phase, d’autres espèces y parviennent par retard de phase, la durée d'un tel ajustement fréquentiel dépendant du décalage entre le rythme de clignotement de chaque luciole et celui de la lumière artificielle (Buck et Buck, 1976). Dans l'ensemble, toutes ces expériences ont permis de démontrer que la syntonisation des lucioles, loin d'être un phénomène mythique ou fictif, constitue un phénomène social bien réel, résultat de la nature auto-oscillante des organismes concernés (Buck, 1988).

Des recherches similaires à celles de John et Elisabeth Buck ont été menées sur des criquets. Ainsi que l’avait spécifié Norbert Wiener lui-même, de groupes de criquets peuvent syntoniser leur chant caractéristique, crée par le frottement de 2 à 11 fois répété de leurs ailes l’une contre l’autre. S’intéressant à ce phénomène particulier, Tom J. Walker entreprend de tester la capacité de synchronisation d’une espèce américaine de criquet, Oecanthus fultoni. Préenregistrant sur une bande sonore le chant d’un criquet pour ensuite le faire entendre à des spécimens males isolés dans les cylindres de verres, Walker découvre qu’un cricket peut s’adapter très rapidement au chant préenregistré : en ralentissant ou en accélérant le rythme de son propre chant, un criquet parvient à se syntoniser au chant entendu en moins de deux cycles (Pikovsky, Rosenblum et Kurths : 78-79).

Pareille syntonisation sociale ne se limite pas aux seules communautés d'insectes. Plusieurs chercheurs se sont intéressés à la coordination motrice à l'œuvre dans les bancs de poissons et les essaims d'oiseaux, dans les phénomènes de chasse collective chez les lions comme chez les loups ou les chimpanzés. Conjointement aux recherches effectuées sur les groupes de lucioles et de criquets, ces études ont permis de découvrir que la coordination globale d'une collectivité découle de processus locaux de syntonisation motrice, chaque organisme syntonisant ses mouvements à ceux de ses voisins immédiats (Toner et Tu, 1998; Wong, 2000; Marsh, Richardson, Baron et Schmidt, 2006: 28).

Cette coordination à l'œuvre dans la formation et le développement des sociétés animales ne s’effectue pas toujours dans un cadre strictement coopératif ou intra-spécifique, puisqu’elle s’effectue également entre différentes espèces et en situation de compétition. Le cas des variations démographiques des populations canadiennes de lynx et de lièvres demeure à cet égard le cas de syntonisation sociale le mieux connu et le plus étudié.
 
  « A well-known phenomenon in ecology is oscillation in the abundances of species. One of the most studied examples is the Canadian hare-lynx cycle. A striking fact is that the abundances in different regions of Canada perfectly synchronize in phase, although the amplitudes are irregular and remain quite different. Blasius et al. (1999) assumed that the irregularity of the amplitude is due to chaotic dynamics in the predator-prey system,and the interaction between the populations in adjacent regions occurs because of the migration of animals » (Pikovsky, Rosenblum et Kurths : 134).

Ainsi, que ce soit au niveau des insectes ou des animaux supérieurs, en situation de compétition ou de collaboration, au sein d’un même groupe ou entre différentes espèces partageant un même écosystème, le comportement d’un animal est toujours déterminé par celui des autres organismes de son milieu, et la coordination de ces interactions est toujours soumise à l’impératif rythmique et énergétique de la syntonisation. À ce titre, les sociétés humaines ne font guère exception : bien que les humains soient capables de comportements coopératifs et compétitifs beaucoup plus sophistiqués que l'ensemble des autres espèces du règne animal, les différents processus de socialisation auxquels ils prennent part expriment néanmoins des patrons de coordination analogues à ceux du monde animal et résultant des mêmes préceptes énergétique de “sympathie rythmique » que les horloges de Huygens.

La syntonisation humaine

Que ce soit au niveau de l’activité musicale, de la tenue d’une simple conversation ou du fonctionnement de diverses organisations, la naissance, le développement et le maintien d’une communauté humaine quelconque repose toujours sur l’ajustement rythmique de chaque individu à la dynamique du groupe dont il fait partie. À l’instar des sociétés animales, un tel ajustement moteur n’est pas fondamentalement conscient ou réflexif, mais énergétique. Le phénomène de la syntonisation menstruelle entre sœurs, colocataires, amies ou collègues de travail est fort instructif à cet égard.

En 1971, Martha McClintock, alors étudiante en psychologie à Wellesley, un collège pour filles du Massachusetts, demande à 135 de ses camarades de noter leur historique menstruel durant l’année scolaire. À la fin de l’année McClintock découvre que le décalage menstruel entre camarades de classe passant l’essentiel de leur quotidien ensemble passe de 8.5 jours en moyenne au mois d’octobre à 5 jours en moyenne au mois de mars; à l’inverse, le décalage menstruel d’un groupe de contrôle constitué d’étudiantes choisies aléatoirement parmi la population estudiantine ne change pratiquement pas (McClintock, 1971 : 244-245).
 
Il est généralement reconnu qu’un tel phénomène d’ajustement rythmique est d’ordre chimique et résulte du pouvoir syntonisateur des phéromones. La première démonstration du pouvoir harmonisateur des phéromones est effectuée par Michael Russell en 1980. Lorsque sacollègue Geneviève Switz lui fait remarquer qu’en partageant son appartement avec une colocataire durant l’été, le cycle menstruel de celle-ci se synchronise au sien durant la période estivale, Russell projette alors d’évaluer le pouvoir d’attraction du cycle menstruel de Geneviève.

Pour ce faire, trois fois par semaine pendant quatre mois, Russell applique sur la lèvre supérieure de plusieurs sujets féminins une solution composée d’alcool et d’un extrait sudoral de sa collègue. Les résultats de cette étude ont de quoi étonner : alors que le cycle menstruel des sujets observés diffère de 9.3 jours de celui de Geneviève au début de l’expérience, ce décalage moyen n’est plus que de 3.4 jours quatre mois plus tard (Russell, Switz et Thompson, 1980 : 737-738).

En 1998, Martha McClintock et Kathleen Stern parviennent à approfondir l’état des connaissances en matière de synchronisation « phéromonale » : reprenant la méthodologie de Russell, elles découvrent que la sueur de femmes étant au début de leur cycle menstruel, soit dans la période folliculaire précédant l’ovulation, accélère le cycle menstruel des femmes observées, celles-ci ovulant plusieurs jours à l’avance; à l’inverse, la sueur de femmes en période d’ovulation tend à ralentir le cycle menstruel; enfin, la sueur de femmes en phase lutéale, c’est-à-dire quelques jours avant la menstruation proprement dite, n’exerce aucun effet sur le cycle menstruel des autres femmes (Stern et McClintock, 1998 : 177-179).

Fort impressionnant, ce phénomène aux allures fantastiques n’a pourtant rien de magique, puisqu’il ne fait que répondre au même principe d’efficacité énergétique que les autres mouvements sympathiques décrits précédemment. La syntonisation menstruelle s’avère en effet d’une grande utilité aux sociétés animales : des expériences ont montré que de jeunes rats nés de femelles dont le cycle reproducteur oscille en cadence avec celui des autres membres du groupe sont généralement plus gros et forts que des rats nés de mères isolées (Strogatz, 2003 : 37-38). À vrai dire, bien que cet exemple particulier de syntonisation sociale témoigne d'un niveau de sophistication et de complexité organisationnelles de loin inférieur à celui généralement et spécifiquement attribué aux sociétés humaines, force est de reconnaître à la syntonisation un pouvoir socialisateur certain, antérieur phylogénétiquement au langage ou à toute autre faculté
cognitive supérieure.
 
Plusieurs études ont d’ailleurs permis de mettre en lumière l’action « souterraine » de la syntonisation au niveau de l’interaction entre les humains. Certaines expérience ont pu confirmer que des individus interagissant les uns avec les autres montrent un plus haut niveau de syntonisation qu'en situation de non-interaction (Bernieri, 1988; Bernieri, Reznick, & Rosenthal, 1988; Condon & Ogston, 1967; Kendon, 1970; LaFrance, 1979, 1982; LaFrance & Ickes, 1981).

Parallèlement, Shockley et ses collègues ont pu découvrir que des individus conversant ensemble mais ne se voyant pas les uns les autres tendaient néanmoins à syntoniser leurs mouvements
(Shockley et al., 2003). D'autres études démontrent que les individus effectuant une tâche mentale avec d'autres mimiquent inconsciemment leurs actions et tendent à syntoniser leurs mouvements rythmiques aux leurs (Bargh, Chen et Burrows, 1996; Chartrand et Bargh, 1999; Dijksterhuis et Bargh, 2001; Johnston, 2002; Kawakami, Young et Dovidio, 2002; Sanchez Burks, 2002; Wheeler et Petty, 2001). Les adultes imitent également les mouvements et expressions faciaux des autres, incluant le baîllement (Provine, 1986), la douleur (Bavelas, 1986; Bavelas, Black, Lemery et Mullett, 1987), la tristesse (Bavelas, 1986; Bavelas et al., 1987; Strack, Martin et Stepper, 1988), le sourire et le froncement de sourcils (McHugo, Lanzetta, Sullivan, Masters et Englis, 1985) ainsi que le frottement du nez et le tremblement du pied (Chartrand et Bargh, 1999). Une forme similaire de syntonisation « cachée » a également pu être observée au niveau des mouvements posturaux (Shockley et al., 2003) et de l'activation manuelle de pendules (Schmidt et al., 1990; Richardson et al., 2005) par des participants ayant à résoudre verbalement différents problèmes mentaux.
 
L'expérience de syntonisation motrice la plus intéressante semble toutefois être celle effectuée par Goodman et ses collègues en 2005. Cette étude demandait à des participants assis côte-à-côte sur des chaises berçantes de se balancer à leur propre rythme; en manipulant la fréquence naturelle de berçage des chaises ainsi que l'information visuelle disponible aux participants, les chercheurs ont permis de découvrir que les participants adoptent inconsciemment la même fréquence de balancement en situation de contact visuel; une telle syntonisation se produisait même lorsque les participants se balançaient sur des chaises de différentes fréquences naturelles,chaque participant agissant la tendance oscillatoire naturelle de ces chaises afin de maintenir le rythme.

À la lumière de l'ubiquité et de l'importance de la syntonisation dans les interactions humaines, il n'apparaît guère surprenant de constater que la coordination motrice fait l'objet d'un apprentissage précoce. Dès la première année, un enfant peut se balancer en position assise ou debout à l’écoute d’une musique très rythmée (Fraisse, 1974: 64); vers 12 à 18 mois, les enfants apprennent à collaborer en construisant des châteaux avec d'autres ou en jouant à la balle; puis, « à 7 ans chez les normaux, une bonne synchronisation volontaire à des cadences différentes est acquise (Fraisse, 1974 : 64). Tout en démontrant l’importance comportementale et sociale de la syntonisation, le fait que de telles capacités motrices puissent être acquises à un âge où les facultés mentales ne sont pas totalement développées semble remettre en question l'idée d'un fondement intentionnel à la coordination et la coopération sociale (Sebanz, Bekkering et Knoblich, 2006: 70).

En fait, la syntonisation semble plutôt affaire d’émotion que de réflexion ou d’intention. Il est aujourd’hui bien connu que les mouvements syntonisés « provoquent une excitation nouvelle (…) et augmentent les répercussions affectives » (Fraisse, 1974 : 115) et qu’ils encouragent les sentiments amicaux entre les participants (Bernieri et Rosenthal, 1991; Chartrand et Bargh, 1999; Chartrand et Jefferis, 2003; Charney, 1966; Dijksterhuis et Bargh, 2001; Julien, Brault, Chartrand et Bégin, 2000; LaFrance, 1982; LaFrance et Broadbent, 1976; Lakin et Chartrand, 2003). À vrai dire, la dimension affective de la syntonisation sociale est présente dès les premières années de la
vie.

« Faites synchroniser par un enfant des frappes avec un métronome, il le fera d’une manière précise. Faites battre de la même manière un groupe d’enfants et vous constaterez les changements que cette situation sociale apporte à l’intensité des frappes de chacun et à l’excitation de tous » (Fraisse, 1974 : 72).

Le siège de cet entraînement émotif serait situé dans les régions « archaïques » du système nerveux, celles « qui fonctionnent subconsciemment, entretiennent le rythme cardiaque, le péristaltisme digestif et la respiration, ainsi que les autres équilibres chimiques et physiologiques nécessaires aux fonctions corporelles ordinaires » (McNeill, 2005 : 19).

« Le siège premier de la réaction physique au mouvement cadencé est apparemment situé dans les systèmes nerveux sympathique et parasympathique. (...) C’est seulement après un filtrage effectué à ces niveaux du cerveau que l’excitation engendrée par le mouvement physique cadencé et les cris atteignent le côté gauche du cerveau, où sont situées nos capacités verbales » (McNeill, 2005 : 18-19).

Au niveau strict de la socialisation, cet enracinement phylogénétique et affectif de la syntonisation permet non seulement d’expliquer pourquoi « agir en mesure avec d’autres éveille des sentiments de solidarité et élimine certains sentiments de frustration mieux que les mots ne peuvent le faire » (McNeill, 2005 : 176), mais également de donner du poids à l'hypothèse de l'historien William McNeill, selon laquelle l'émergence des grandes sociétés humaines résulterait de l'exploitation systématique du pouvoir socialement et émotivement rassembleur de la syntonisation motrice.
 
Pour cet auteur, « le fait d’accomplir certains gestes et de chanter ou de crier en même temps que d’autres est le moyen le plus sûr, le plus facile et le plus efficace que notre espèce ait trouvé pour créer et faire vivre des communautés » (McNeill, 2005 : 176). L’homme aurait ainsi appris à tisser des liens sociaux et à promouvoir l’esprit de solidarité et de confrérie au sein de communautés de plus en plus larges grâce à un recours systématique à la syntonisation sociale : que ce soit dans le cadre de la danse guerrière, de fêtes villageoises, de séances de gymnastique oude corvées agricoles, la syntonisation permet « de resserrer les liens de la communauté et de faciliter la coopération sous toutes ses formes » (McNeill, 2005 : 50).

C’est sans doute grâce à de telles pratiques que l'humain a pu surmonter les antagonismes masculins caractéristiques des sociétés de primates et ainsi former des sociétés « beaucoup plus importantes que les groupes de chimpanzés, et comptent dans leurs structures hiérarchisées de coopération beaucoup plus que seize mâles adultes » (McNeill, 2005 : 35).

« On peut considérer que le fait de bouger en rythme pendant plusieurs heures de suite renforce les liens affectifs unissant tous ceux qui participent à une telle expérience, qu’il s’agisse d’hommes ou de femmes. Des groupes numériquement beaucoup plus importants que ceux existant actuellement chez les chimpanzés ou les autres grands singes purent ainsi se former, ce qui présentait des avantages immédiats pour la protection mutuelle que pouvaient s’apporter les membres du groupe et leur expansion territoriale, aux dépens à la fois des espèces concurrentes et des groupes d’Homo erectus numériquement moins importants. (…) C’est ainsi qu’apparurent des groupes que nous pouvons considérer comme les communautés primaires à l’échelle humaine, comprenant de quelques dizaines à plusieurs centaines d’individus, grâce aux liens affectifs de solidarité créés par le fait de rester en cadence » (McNeill, 2005 : 41).

Dans cette perspective, la syntonisation semble jouer un double rôle social au niveau de l'espèce humaine: tout en lui imposant les mêmes contraintes dynamiques que les autres animaux, elle lui confère néanmoins les bases affectives et énergétiques lui permettant de créer, par le biais de l’instauration d’une véritable culture de la syntonisation, une sphère sociale d'une complexité sans égal dans le monde animal et vivant.

Conclusion

L’étude sociale et cognitive de la syntonisation prônée dans le présent document s'avère bénéfique à plusieurs égards. Premièrement, pareille approche met en lumière les carences de l'approche cognitive traditionnelle, visant à expliquer la perception, l'action ainsi que les processus cognitifs supérieurs par l'étude exclusive des mentalités individuelles (Sebanz, Bekkering et Knoblich, 2006: 70). Parallèlement, une telle méthode permet d'aborder la dynamique entre organismes, sociétés et écosystèmes sans abuser de théories sophistiquées et temporellement coûteuses de traitement de l'information. Enfin, parler de dynamique sociale en termes de syntonisation permet de mettre l'emphase sur les processus coordinatifs eux-mêmes, indépendamment des organismes y prenant part. Ces alternatives méthodologiques fructueuses, conjointement aux percées effectuées dans l'étude des processus organisationnels physiques et biologiques, font de l'étude des horloges sympathiques de Huygens davantage qu'un simple 
phénomène chronométrique: des bancs de poissons aux bancs d'école, des champs d'oscillateurs aux chants de criquets, la syntonisation rythmique observée par le savant hollandais constitue un principe fondamental d'organisation de la matière, déterminant la dynamique du monde de part en part.

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LES CAHIERS DU LANCI :
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