Le fédéralisme suisse à la rescousse de l’Union européenne ?
Compte-rendu d’un atelier organisé dans le cadre des Entretiens de Strasbourg (29 novembre / 1 décembre 2019)
6 février, par Théo Boucart.
Du 29 novembre au 1er décembre 2019 avaient lieu la 31ème édition des Entretiens de Strasbourg, une rencontre trinationale entre Français, Allemands et Suisses, orientée cette année sur la place des régions dans la construction européenne. L’occasion aussi de se familiariser avec d’autres formes de fédéralisme, transposables ou non à l’UE. Le modèle suisse peut-il être l’un de ceux-ci ?
La Suisse et l’Union européenne ont une relation singulière. La petite république alpine a en effet refusé par voie référendaire l’adhésion à l’UE en 1992. A la suite du résultat de la consultation populaire, le gouvernement suisse a gelé les négociations, sans toutefois retirer formellement sa candidature (un retrait pourtant demandé par le parlement national en 2016).
La Suisse est membre de l’Association européenne de libre-échange (AELE), mais pas de l’Espace économique européen (EEE). Les liens entre Berne et Bruxelles sont donc tissés par près de 120 accords bilatéraux et sectoriels.
Cette réticence vis-à-vis du projet européen ne signifie pourtant pas qu’il faille ignorer complètement le pays et son modèle politique dans la poursuite de la construction européenne. Le système politique suisse développe une version du fédéralisme qui accorde une place particulière aux cantons et aux municipalités, résultat d’évolutions du système depuis la fin du XIIIème siècle.
Lors de sa nécessaire réforme, l’Union européenne devrait s’inspirer d’autres systèmes politiques pour dépasser la « fédération d’Etats » (selon les mots d’Olivier Beaud) peu efficace. Le modèle suisse pourrait-il servir à une refondation européenne ?
Confédérale ou fédérale ? La Suisse aujourd’hui.
Cette question a été l’une des thématiques de réflexion de l’atelier sur le fédéralisme comparé entre l’Union européenne et la Suisse, organisé lors des Entretiens de Strasbourg. Cet atelier, mené par deux membres des Young European Swiss (YES), a présenté le modèle suisse dans sa généralité, puis a comparé sa structure et la répartition des politiques avec l’organisation actuelle de l’Union européenne, pour ainsi déceler des points communs et mieux cerner les différences entre ces organisations.
Malgré son nom officiel, Confédération helvétique, la Suisse n’est pas une confédération au sens que la science politique donne, du moins plus maintenant. Créée en août 1291 par le pacte fédéral entre les vallées d’Uri, de Schwytz et d’Unterwald (en Suisse centrale actuelle), cette union des trois cantons primitifs avait pour but de créer une sécurité extérieure commune, en particulier face à la menace grandissante des Habsbourg. Au fil des siècles, d’autres cantons ont intégré la confédération, jusqu’à en compter aujourd’hui 26.
Les cantons de la Confédération helvétique. Depuis 1979 et la création du canton du Jura, ils sont au nombre de 26.
Les compétences confédérales se sont également élargies à d’autres domaines régaliens, comme la monnaie (la Suisse s’est dotée d’une union financière et monétaire au XIXème siècle).
Formation de l’entité fédérale, multilinguisme... des points communs évidents.
Aujourd’hui, la Suisse est un état multilingue et fédéral, à l’instar de l’Allemagne et l’Autriche voisines, même si les cantons ont des pouvoirs particulièrement importants, tout comme les État membres de l’UE.
Les cantons sont en effet souverains selon les termes de la Constitution helvétique et, selon l’article 3 de ladite Constitution, ils jouissent des pouvoirs qui ne sont pas explicitement attribués à la Confédération (c’est également le cas pour les État et le niveau supranational européen). Cela concerne en particulier la fiscalité directe, mais également la sécurité intérieure (comme la police) et l’éducation, ces deux derniers domaines étant du seul ressort des cantons.
Les principes de subsidiarité et de proportionnalité sont également au fondement de la Constitution suisse et des traités européens, ce qui assurent aux entités fédérées un contrôle de l’action au niveau supérieur.
D’autres traits communs entre les deux entités sautent aux yeux, comme le caractère multilingue. L’Union européenne possède 24 langues officielles, dont trois langues de travail utilisées par les institutions (français, anglais, allemand). La Suisse est quadrilingue, avec une forte majorité (65%) de Cantons germanophones (bien qu’on y parle quotidiennement différentes formes de suisse alémanique). Les régions francophones le long de la frontière française et du Val d’Aoste représentent le quart de la population suisse. L’italien est la langue officielle du Tessin et des Grisons (dans quelques vallées à la frontière italienne). Cette langue est parlée par moins de 10% des Suisses. Enfin, quelques vallées orientales parlent encore le romanche, une langue rhéto-romane. Ces quatre langues ont un statut officiel en Suisse, même si dans la pratique, l’allemand et le français dominent.
Répartition géographique des langues en Suisse. Les dialectes du suisse-allemand sont majoritaires selon le recensement linguistique de 2015 (64%). Le français (23%), l’italien (8%) et le romanche (moins de 1%) sont les autres langues officielles.
La Suisse comme l’Union ne possèdent pas d’exécutif fort et centralisé autour d’un seul poste. Le Conseil fédéral suisse, composé de sept conseillers fédéraux assurant l’un après l’autre la présidence de la Confédération sur une base annuelle. Cela rappelle le caractère collégial de la Commission européenne.
En outre le Conseil fédéral et la Commission européenne ne sont pas directement responsables devant leur parlement.
Enfin, les raisons de la constitution de l’état suisse et de la Communauté, puis de l’Union européenne, sont également semblables. L’aspect extérieur et les menaces exogènes ont eu une influence décisive dans la formation de la Suisse et de l’Union européenne. Alors que les cantons primitifs devaient s’unir pour contrer la menace de la dynastie Habsbourg, les six états fondateurs de la CECA et de la CEE redoutaient la guerre froide et la menace communiste soviétique. Ces facteurs externes ont aussi joué un rôle dans l’élargissement de la Confédération helvétique et de l’Union européenne.
Une divergence fondamentale
Malgré tous ces points communs, l’Union européenne est encore « infiniment plus proche » d’une organisation internationale que d’un état fédéral comme la Suisse (pour reprendre les mots de Paul Magnette).
L’organisation des pouvoirs et les relations entre la fédération et les entités fédérées sont très différents. La Suisse est un État souverain, alors que l’UE ne l’est pas. Cela implique que la supériorité du pouvoir suisse s’applique sur l’ensemble du territoire helvétique, tandis que la supériorité du pouvoir européen ne s’applique nulle part (ce sont les Etats membres qui in fine sont décisionnaires sur la quasi-totalité des champs d’action).
Cette absence de « souveraineté européenne » générale est à opposer au partage de souveraineté entre le pouvoir confédéral de Berne, les 26 cantons et les milliers de municipalités suisses. Les principes de subsidiarité et de proportionnalité y sont appliqués de manière censée, contrairement à l’utilisation défensive qu’en font les Etats-maître du jeu européen pour se protéger de la prétendue « menace » d’un pouvoir qui serait centralisé à Bruxelles.
Le fédéralisme suisse à la rescousse du projet européen ?
Pourtant, tout n’est pas perdu pour l’Union européenne. Il ne faut pas oublier qu’un état fédéral ne naît pas ex-nihilo dans sa forme mature. Il a fallu des siècles pour que l’État suisse prenne sa forme actuelle (la Constitution actuelle ne date que de 1848, à comparer à l’ancienneté du premier Pacte fédéral, conclu le 1er août 1291). Une structure fédérale est un processus dynamique et les initiateurs de l’intégration européenne l’avait bien compris.
Si l’Union européenne ne possède toujours pas de compétences régaliennes (sauf dans le cas de la monnaie pour la zone euro) et de souveraineté à proprement parlé, il ne faut pas oublier que tout cela a pris du temps en Suisse, même si les tenants et les aboutissants de l’intégration n’étaient pas forcément les mêmes que maintenant, dans un monde globalisé. Néanmoins, le fédéralisme européen pourrait s’inspirer du fédéralisme suisse dans une nécessaire réforme.