Les jumeaux numériques (ou digital twins).

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Cette notion de jumeau numérique a été utilisée pour la première fois au début des années 2000, par Michael Grieves (chercheur et scientifique à l’institut de technologie de Floride), lors d’un cours dispensé à l’université du Michigan. Selon lui, le jumeau numérique est

Autrement dit, c’est une représentation numérique d’un corps existant, tout au long de sa vie, retranscrit par le Big Data, en prenant en compte l’ensemble de ses composants, caractéristiques et propriétés. Les jumeaux numériques peuvent être de plusieurs natures et plusieurs niveaux de complexité, de sophistication. Ils fonctionnent grâce à la collecte d’une multitude de données qui souvent, sont réceptionnées à l’aide de capteurs connectés en temps réel, ce qui permet une synchronisation permanente des données du jumeau.

Ce mécanisme de jumeau numérique s’inscrit dans ce que l’on appelle l’industrie 4.0. Selon Stéphane Raynaud (directeur secteur industrie 4.0 chez Gfi , nouvellement Inetum ), l’industrie 4.0 se définit comme « La 4 ème révolution industrielle, c’est la possibilité au travers de l’internet des objets, au travers de la robotique, de la réalité mixte, l’ensemble des dispositifs, de revoir fondamentalement la manière dont les usines fonctionnent, mais au-delà de l’usine, une fois le produit mis en service, comment l’accompagner tout au long de son cycle de vie ». 

La notion de jumeau numérique est proche de la notion de réalité virtuelle. Toutefois, il convient de remarquer qu’il ne s’agit pas ici d’une simple copie numérique ; grâce au jumeau
numérique, l’utilisateur peut manipuler l’objet. La notion de jumeau numérique est également souvent indissociable des notions de machine learning, d’internet des objets, d’intelligence artificielle, d’algorithmes etc… Les enjeux liés au développement de ces jumeaux numériques sont immenses. L’intérêt du jumeau numérique est en réalité de comprendre l’entité reproduite, de prédire ses évolutions, d’anticiper ses potentielles failles, tester ses réactions avec des simulations virtuelles…

Ces jumeaux se retrouvent dans le monde de l’entreprise. Par exemple, pour le développement d’un produit, on peut utiliser son jumeau numérique pour veiller à son bon déroulement et analyser en amont les réactions et potentiels risques de défaillance du produit.

Cependant, ces jumeaux se retrouvent également dans des secteurs ouverts au grand public. A titre d’illustration, la marque Babolat a mis au point une raquette connectée qui, à l’aide de
capteurs, enregistre les vibrations, les impacts de balles, si le coup est un revers ou un coup droit etc. L’ensemble de ces données est stocké et transféré sur un smartphone, et crée le jumeau numérique de la raquette. En l’occurrence ici, le coach du joueur ou le joueur lui-même pourra mieux comprendre son jeu grâce aux informations récoltées durant le match.

On trouve encore des exemples à l’échelle cette fois des villes comme Rennes, Cannes ou Paris: le jumeau numérique de la ville entière. Cet usage des jumeaux numériques permet
une étude à grande échelle afin d’améliorer l’organisation et la gestion des villes. Cela pourrait par exemple servir à vérifier l’état des réseaux urbains, modéliser des nouveaux bâtiments… Souvent au stade de projet, les jumeaux numériques pourraient représenter un réel nouvel outil d’aide pour de nombreuses municipalités.

A ce sujet, il apparait intéressant de se pencher sur le modèle néerlandais. En effet, aux Pays-Bas, depuis une loi de 2015, les communes se voient désormais dans l’obligation de créer le jumeau numérique de leurs constructions et infrastructures souterraines (métro, câbles, canalisations, parkings…). Ces données seront stockées dans le registre national du sous-sol néerlandais et sont publiques.
On retrouve ces jumeaux numériques également dans le secteur médical, agricole, industriel, construction BTP…

Ainsi, les avantages et enjeux sont nombreux : un meilleur accès aux données, une facilitation de la maintenance prédictive ainsi que la réalisation d’actions sur l’objet directement à distance.
Il existe toutefois des zones d’ombres concernant ce recours aux jumeaux numériques. En effet, d’un point de vue plus juridique, se posent inévitablement des questions autour du
transfert de ces données, leur anonymisation, leur stockage… notamment dans le domaine médical où ces données revêtant un caractère sensible.
 

Le cadre applicable

A ce jour, rares sont les textes applicables à ces nouvelles problématiques. Toutefois, il convient de se tourner vers le Règlement général sur la protection des données qui prévoit
toutefois des obligations et procédures obligatoires en cas d’utilisation de ces données, notamment les données médicales considérées comme sensibles.

Ainsi, l’article 5 (chapitre 2) pose un cadre général en listant plusieurs conditions à respecter lorsque des données personnelles sont utilisées, comme l’obligation de transparence, de loyauté, l’obligation de stockage dans une durée raisonnable, l’obligation de tenir à jour ces données etc. Les articles 6 et 7, prévoient eux l’exigence fondamentale du consentement de la personne concernée par le traitement de données mais aussi, par voie de conséquence, la possibilité de retirer ce consentement à tout moment. Ce consentement est primordial car
comme le rappelle l’article 9, le traitement des données de santé est en principe interdit, sauf consentement du patient.

Concernant cette fois-ci le droit à l’oubli, comment vérifier ici que, conformément au droit à l’effacement prévu à l’article 17, les données sensibles de santé ont été correctement
supprimées ? Encore quelques zones d’ombre… L’individu pourra toujours, conformément au chapitre 8, introduire des réclamations ou recours juridictionnels s’il estime que ses droits ont été violés.

En matière de santé, ces dispositions doivent être alliées aux dispositions du HDS (pour hébergement des données de santé) qui prévoit, entre autres, que " Toute personne physique ou morale qui héberge des données de santé à caractère personnel recueillies à l’occasion d’activités de prévention, de diagnostic, de soins ou de suivi médico-social pour le compte de personnes physiques ou morales à l'origine de la production ou du recueil de ces données ou pour le compte du patient lui-même, doit être agréée ou certifiée à cet effet ".
 

Illustration en matière médicale

Aujourd’hui, l’essor du jumeau numérique n’a pu échapper au domaine médical. En effet, l’objet représenté numériquement peut désormais être un être humain dans le but par exemple de tester les effets d’un médicament, d’une opération, du vieillissement, prédire les facteurs de développement de maladies en fonction des caractéristiques de chacun.

Ce recours aux jumeaux numériques s’inscrit dans la volonté de développement de la médecine des 4P, pour : personnalisée, prédictive, préventive et participative.
 

Focus sur la startup ExactCure

Nous avons eu la chance de pouvoir communiquer directement avec Fabien Astic, directeur du développement commercial d’ExactCure, startup niçoise spécialisée dans le jumeau numérique dans le monde médical et plus particulièrement dans l’aide des dosages médicamenteux, afin de lui poser les questions suivantes :

D'où vient l'idée d'ExactCure ?

L’idée vient du constat d’un pharmacien et directeur d’Unité de Recherche à l’Inserm : l’administration d’un médicament est différente pour chaque patient selon x facteurs (obésité, insuffisance rénale…). Que faire si par exemple un patient est à la fois obèse et victime d’insuffisance rénale ? C’est en réponse à cette problématique de dosage médicamenteux, que les trois cofondateurs ont créé ExactCure, jeune entreprise qui propose donc un jumeau numérique qui aide au bon usage du médicament. Leur coeur de métier est donc de simuler la concentration du médicament dans le sang du patient en fonction de ses caractéristiques personnelles (âge, poids, sexe, mutation génétique…). Désormais, ils sont 23 au sein de l’entreprise.

En pratique, comment se déroule le processus ?

ExactCure est un simulateur qui prend en compte 2 types de données :
- Les données du patient (âge, poids, taille, sexe…) prélevées grâce au patient directement, fichiers médicaux, médecin, pharmacien…
- Les modèles mathématiques de chaque médicament (PKPD pour pharmacokinetic / pharmacodynamic modeling )

Pour faire simple, chaque médicament possède son propre modèle PKPD. Grâce à ExactCure, on personnalise le modèle en y insérant dans l’équation, les données personnelles du patient.
Ici, ce n’est donc pas ExactCure qui « crée » la solution médicale en elle-même.
Prenons un exemple : on sait que le poids influence le dosage du paracétamol chez le patient. Cette influence a été étudiée dans les universités, voire essayée cliniquement. Le travail d’ExactCure est donc ici de trouver la publication correspondante au problème d’espèce, pour l’intégrer dans le modèle PKPD. La recherche de la littérature nécessaire est réalisée grâce à un outil de data mining .

Comment gérer les données collectées ?

Il existe plusieurs réglementations. La solution d’ExactCure est déposée comme « dispositif médical » : elle a donc un statut à assurer. Il est évident qu’il est impératif pour ExactCure de respecter ces normes en cas d’audit.

En France, la législation est particulièrement stricte. Il faut ainsi respecter le Règlement général sur la protection des données (RGPD), ainsi que l’hébergement des données de santé (HDS). C’est un serveur labélisé HDS chez Microsoft Azure qui traite ces données.

Avec qui travaille ExactCure ?

La startup travaille avec des patients, des médecins et des industriels pharmaceutiques.
Certains médecins font appel à eux avec une problématique pour doser tel ou tel médicament.

ExactCure travaille déjà actuellement avec :
- L’hôpital Cochin
- Le CHU Nice
- La fondation Adolphe de Rothschild
- L’hôpital Marseille
- Le CHU Nantes (projet)
- Le CHU de Monastir en Tunisie (projet)
- Potentiellement avec le CHU Montréal (projet)

Quel lien peut-on faire avec la covid ?

ExactCure a été sollicitée pour proposer des simulations des molécules envisagées comme traitement de la Covid-19. Toutefois, le traitement de la Covid-19 ne représente pas véritablement un business pour la startup, puisque désormais, ce traitement est envisagé à l’aide de vaccins, or, le vaccin ne représente qu’une prise unique, alors qu’ExactCure est spécialisée dans le dosage médicamenteux répété sur le patient.
Toutefois, pour les patients suspectés de Covid-19, la Haute Autorité de Santé indique qu’en cas de fièvre ou de douleur, le paracétamol est le traitement de première intention[1]

 :

ExactCure propose un simulateur public permettant de personnaliser les doses de paracétamol pour contribuer à limiter les problèmes de surdosage.
 

Les liens avec les autres matières juridiques


Le droit des assurances

ExactCure n’est pas une Assurtech, néanmoins, la startup est susceptible de collaborer avec des compagnies d’assurance et mutuelles de santé dans le cadre de leur offre de service pouvant intégrer des solutions de suivi. Cela reste donc une perspective de développement pour la startup, qui a remporté en 2019 un trophée de e-santé organisé par AG2R la Mondiale ainsi que EDF Pulse[1].

 


S’agissant d’ExactCure, la startup peut être considérée comme un service assurantiel.
En effet, la surdose médicamenteuse coûterait près de 10 milliards d’euros par an à l’Assurance maladie. En réduisant les coûts des soins médicaux, ExactCure permet d’assurer un meilleur accès aux soins et constitue, dans une certaine mesure, une forme de complémentaire santé.

Ce jumeau numérique, conçu pour une médicalisation personnalisée, constitue effectivement une proposition à valeur ajoutée aussi bien par la préservation de la santé des assurés que par la baisse des coûts pour les assureurs. L’intérêt assurantiel est donc manifeste. En se soignant mieux, les assurés couteront moins cher en coût d’assurance. Ici, on dit que le patient est un « actient », c’est-à-dire à la fois un patient mais aussi un acteur. En effet, il adopte un comportement actif dans la lutte contre les surdoses médicamenteuses.

Pour aller plus loin, d’un point de vue juridique, même si pour le moment, le recours à ces objets connectés ou jumeaux numériques ne représente qu’une procédure facultative ou incitative, est-il possible qu’à long terme, ce recours devienne obligatoire pour l’assuré, sans lequel il ne pourrait être assuré ?

Le droit de la propriété intellectuelle

Le développement de ces jumeaux numériques pose également des questions d’un point de vue de la propriété industrielle. En effet, peut-on breveter un jumeau numérique ? Une des difficultés réside notamment dans le fait qu’un algorithme ne peut être breveté individuellement. Toutefois, il sera toujours possible, selon l’Office Européen des Brevets, de breveter un algorithme à condition qu’il s’inscrive dans une invention elle-même brevetable. Ici, l’algorithme est donc intrinsèquement lié à l’invention globale.
 

JE RETIENS...

Le jumeau numérique est une réplique numérique d'un corps réel. Le recours à ce jumeau a pour but de mieux comprendre ce corps et de prédire au mieux ses évolutions. En plein essor, ce concept de jumeau numérique semble pouvoir représenter une véritable évolution technologique dans de multiples domaines, notamment celui de la médecine. Toutefois, ces jumeaux numériques posent des questions juridiques parfois encore en suspens.

Note rédigée par Flavie Rouanet et Emma Gaillard, en collaboration avec Hugo Bordet.
 

Références

https://www.pwc.fr/fr/decryptages/data/intelligence-artificielle-le-jumeau-numerique-une-promesse-pour-lentreprise-et-les.html

https://www.zdnet.fr/blogs/green-si/connaissez-vous-votre-jumeau-numerique-digital-twin-39847818.htm

https://imbrikation.fr/blog/article/les-jumeaux-numeriques

https://www.lemonde.fr/transition-ecologique/article/2020/08/03/les-villes-et-leurs-jumeaux-numeriques_6048030_179.html

 

[1] https://www.has-sante.fr/jcms/p_3216523/fr/tests-isolement-traitements-quelle-prise-en-charge-en-medecine-de-ville-pour-les-patients-suspectes-de-covid-19


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